Du 20 au 23 janvier 2022 a eu lieu la 6ème édition des Nuits de la lecture sur le thème de « Aimons toujours ! Aimons encore ! ». De nombreuses manifestations ont été organisées un peu partout en France afin de promouvoir la lecture auprès de tous.
J’ai souhaité, à mon niveau, contribuer à cet évènement en proposant des textes sur des thèmes qui me touchent : l’amour d’une vie, le premier amour et l’amour maternel…
Amour d'une vie
Ce matin, elle se réveille plus résolue que jamais. Elle sait exactement ce qu’elle doit faire et espère que son corps fatigué ne lui mettra pas des bâtons dans les roues.
Le déplacement jusqu’à l’armoire lui coûte mais elle se dit que ça vaut le coup. Si elle ne se dépêche pas, elle sait bien comment tout cela va finir : le pantacourt Damart qui camoufle sa couche avec le pull marine du haut de la pile. Celui dans lequel on l’engonce tous les deux jours au rythme des machines de la lingère.
Ses yeux parcourent la penderie avec l’infime espoir qu’elle ait survécu au tri de ses filles. Elle doit se rendre à l’évidence, sa robe en mousseline a terminé dans la pile des « tu n’en auras pas besoin ». Il lui en faut plus pour faire vaciller sa détermination. Elle se rabat sur une simple robe en coton. Les manches sont courtes et de grosses fleurs orange s’épanouissent sur l’ourlet. Elle fait un peu vieillotte mais après tout, elle n’a plus 20 ans. Elle est sûre qu’il comprendra.
Elle se pare des bijoux qui lui restent. De la pacotille. Les autres, ceux d’or et d’argent, ce sont ses filles qui les ont gardés. Ce n’est pas grave. Son alliance se balance sur son cœur et c’est tout ce qui compte.
Elle met du mauve sur ses paupières et du rouge sur sa bouche. Son maquillage, on lui a laissé. Elle coiffe ses mèches blanches. Juste celles de devant. Ses bras n’atteignent plus celles de derrière de toute façon.
Pour les chaussures, elle hésite, sa tenue réclame des sandales mais elle est tellement mieux en chaussons. Elle finit tout de même par retirer ses pantoufles . Elle se dit qu’il le mérite bien. Elle a perdu l’habitude de se chausser seule. Son dos grince lorsqu’elle se penche vers ses orteils. Mais elle fait la sourde oreille à ses protestations.
Elle se lève et jette un dernier coup d’œil à sa chambre. N’aurait-elle pas oublier quelque chose avant de partir ? Son regard tombe sur le châle posé sur le dossier de son fauteuil. Elle a toujours été frileuse et peut-être lui serait-il utile ? Elle songe à ses filles. Non, elle n’en aura pas besoin. Au pire, il lui prêtera sa veste. Comme toujours. Au moment de sortir, son déambulateur la nargue.
– De toi non plus, je n’aurai pas besoin ! lui assure-t-elle confiante.
Quand elle ouvre la porte, les visages se lèvent vers elle. Le regard fixé vers ce qui l’attend, elle ne les voit pas. Ses jambes vacillent, son corps chancelle. Elle se ressaisit. Elle sait qu’il l’attend et cette certitude suffit à lui redonner l’équilibre.
– Où allez-vous Mme Gaunard ?
– J’ai rendez-vous avec mon mari, répond-elle simplement.
Elle n’entend pas les contestations. Elle continue d’avancer. Eux ne savent pas mais elle, elle sait. Depuis soixante-huit ans. Depuis leur premier rendez-vous. Depuis le glissement de sa robe en mousseline en ce bal du 14 juillet. Depuis ses tendres baisers. Depuis qu’il est parti. Depuis qu’il l’a laissée. Depuis, elle sait qu’ils vont se retrouver. Alors, elle sourit et ferme les yeux :
– Attends-moi mon amour, j’arrive…
Crédit photo : Blende12 et Anna SHVETS